Atom Dance
Par
Julie Crenn

"Restlessly turning around and around

I am dancing towards transformation."

Björk – Atom Dance (2015).

« Car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. »[1] Dans la nature, la matière vivante est en perpétuelle transformation. Qu’elle soit minérale, organique, végétale, elle croît, se meut, décline, s’hybride, mute, renaît. Les mouvements de la nature engendrent une expérience du sublime. Mêlée de fascination, d’impuissance et de crainte, l’expérience du sublime est à la fois intense (parce que ce que nous voyons nous dépasse d’un point de vue physique, esthétique ou moral) et ambiguë (parce qu’elle nous renvoie à notre condition humaine et mortelle). L’Homme cherche à rivaliser avec ces mouvements, ces constructions et ces systèmes naturels. La maxime de Lavoisier et la notion du sublime trouvent un écho significatif dans l’œuvre de Jérémy Gobé. La nature représente en effet un pôle de fascination dans son œuvre sculptée et dessinée. Puisqu’elle a horreur du vide, elle met en place différentes stratégies pour se déployer, coloniser et transformer non seulement la matière, mais aussi l’espace. Jérémy Gobé s’empare de ces dispositifs en choisissant des matériaux et des gestuelles précises. Ainsi, la matière, naturelle ou artificielle, est constamment soumise au mouvement et à un changement d’état. Les œuvres ouvrent des passages entre différents territoires puisque Jérémy Gobé jongle aussi bien avec les sciences (mathématique, chimie, physique, biologie), les savoir-faire spécifiques (artisanal et industriel) et la sociologie. La liberté guidant la laine est une installation in situ réalisée en collaboration avec l’atelier Maille Emma (Clamart). Une enveloppe de laine rouge et blanche entièrement tricotée se saisit de l’espace d’exposition qui adopte un nouveau visage. Recouverte d’un motif, celui d’une croix rouge encadrée d’un carré blanc, elle nous apparaît comme une entité mutante et mouvante qui se déploie d’une manière tentaculaire le long des murs. Sous l’enveloppe, d’autres entités tentent de s’extraire et dessinent la matière tricotée.

Les sculptures proviennent en partie de la rencontre avec un objet domestique : un bureau de travail, un meuble déglingué trouvé sur le chemin de l’atelier, une chaise, un miroir, un guéridon ou encore une porte. Les objets en bois, abîmés et abandonnés, sont récoltés dans son environnement direct, il ne les cherche pas précisément, ils lui parviennent. Un long travail d’appropriation de ces meubles et de ces objets accidentés se met en place. Avec la volonté de « secourir la matière », Jérémy Gobé les fait cohabiter avec un matériau qui leur est étranger : de la laine, des coraux, du plâtre, des chevilles en plastique, de la porcelaine, du feutre, du béton. Ils retiennent son attention pour leurs qualités plastiques, leur malléabilité, mais aussi leur histoire. Ils peuvent être le vecteur de rencontres singulières. Soucieux de l’évanouissement du secteur industriel et artisanal en France, l’artiste va à la rencontre d’ouvriers dont les entreprises ont fermé. Il tisse ainsi des liens avec des hommes et des femmes abîmés par la violence de ces fermetures. Des individus qui, pour la plupart, ont consacré leur vie à leur travail. Il attache un intérêt particulier à l’industrie textile et récolte, d’usine en usine, les ruines de son activité passée. Des chutes de tissus et des bobines de fil qui portent une histoire, un traumatisme partagé. Les matériaux (de la laine, du feutre, du coton) sont agrégés aux meubles et aux objets eux aussi récupérés. La matière s’installe comme un champignon agissant à la fois comme un pansement ou une maladie. Jérémy Gobé se joue des dichotomies en donnant patiemment forme à des corps inédits, beaux et monstrueux. Les greffes résultent d’un protocole gestuel où la répétition et l’épuisement sont de rigueur. Il plie, pique, enroule, noue les matériaux textiles pendant des mois, voire des années. La répétition des gestes est profondément inscrite dans le contexte du monde ouvrier auquel il fabrique une mémoire transcendée. Les sculptures et des dessins sont les fruits de processus laborieux guidés par une vision esthétique, poétique et politique. En portant secours aux objets et aux matériaux textiles dont la production est stoppée, Jérémy Gobé soigne et répare une mémoire individuelle et collective, privée et publique. Il surpasse la blessure et l’abandon pour donner vie à de nouvelles entités, captivantes et étranges, régies par un élan vital.

_ / LAVOISIER, Antoine. Traité Elémentaire de Chimie, 1789.