Dans les sols, l'avenir peut-être
Par
Julie Crenn

« Fabriquer des mondes n’est pas réservé aux humains. »
Anna Lowenhaupt Tsing –


Le champignon de la fin du monde (2017)

Depuis le début des années 2000, Jérémy Gobé observe attentivement tant les gestes des artisan.es, les mouvements des métiers à tisser, que les mutations organiques du vivant. Dès le départ, sa recherche plastique comporte des attentions auxquelles s’hybride une conscience politique. Celle-ci s’incarne par la manifestation de multiples disparitions : celle des petites et moyennes usines textiles en France et ailleurs, celle d’une mémoire ouvrière, celle de savoir-faire spécifiques, celle d’un vivant qui, chaque jour, est amputé d’individus, humains et non-humains. Un vivant amputé de ses terrestres. Alors, ses œuvres sont nourries d’une attention empathique et d’une volonté de visibiliser un ensemble d’évanouissements et d’effacements ayant trait aux corps, aux économies, aux mémoires et aux écosystèmes.

Corail Artefact

L’artiste sillonne les routes de France pour aller à la rencontre des ouvrier.es d’usines textiles dont l’activité a cessé ou bien en état de survie économique. Il réalise des œuvres à partir de chutes de matériaux. Des sculptures molles qui, souvent, contaminent les objets et les espaces d’expositions. Les gestes adoptés lui ont été transmis : des plis, des enroulements, des recouvrements. Feutrine, tricot, dentelle ou encore tissage de sangles, la matière textile est travaillée manuellement ou mécaniquement à des fins ornementales, techniques, vestimentaires. À des fins scientifiques également, puisque Jérémy Gobé travaille à la mise en œuvre d’un projet au long cours qui allie art, sciences, éducation et industrie : Corail Artefact. C’est en chinant des meubles et divers objets chez Emmaüs en 2010 qu’il rencontre des coraux morts. Fasciné par l’animal – son squelette blanc, ses dessins dentellés et ses formes répétées – il décide de prolonger les corps inertes avec l’intention de manifester la possibilité d’une pluralité de métamorphoses. Ses recherches l’amènent vers le tissu corallien. Les analogies s’entrechoquent. Les intuitions à la fois formelles, techniques et scientifiques le portent ensuite vers un point traditionnel de dentelle au fuseau : le point d’esprit.[1] Ce point, créé il y a déjà plus de 400 ans, s’avère identique au dessin d’un squelette corallien. L’association est immédiate entre le point de dentelle et l’ossature corallienne. En collaboration avec une usine du Puy-en-Velay, l’artiste réfléchit à la réalisation d’un support monumental en coton dont les formats sont proportionnels à l’échelle des récifs en danger. Un support textile qui permettrait l’accueil des larves pour une simulation et une régénération des coraux. Depuis 2017, Jérémy Gobé travaille avec des spécialistes issu.es de différents domaines de compétences, pour activer non seulement des supports qui puissent restaurer la (sur)vie des récifs coralliens, mais aussi d’autres matériaux biosourcés et biodégradables.

Sous la terre, la mer.

À Rurart, Jérémy Gobé poursuit sa réflexion corallienne. Il fait le choix de l’immersion en enveloppant l’espace d’exposition d’une paroi textile. À la fois spatiale, sensible et physique, l’installation intitulée Dans les sols, l’avenir peut-être est réalisée à partir de laine de récupération tricotée et de rebuts textiles provenant de l’industrie de la mode. L’artiste collabore en effet avec l’Atelier Maille Emma, une entreprise textile basée à Clamart pour réemployer la matière déchet et lui donner une nouvelle réalité. Des motifs de coraux constellent et trament la peau qui contamine le lieu. La paroi laineuse fait appel à un imaginaire pariétal, rupestre et caverneux. Car c’est précisément sous la terre que l’artiste souhaite nous inviter à plonger mentalement. Ses recherches à propos des sols du Poitou le transportent des millions d’années en arrière, à l’époque du Dévonien, quand la mer, et par extension les algues et les coraux étaient présents au même endroit.[2] Les motifs coralliens tricotés correspondent d’ailleurs aux individus identifiés durant Le Dévonien : pleurodictyum problematicum, calceola sandalina, dohmophyllum helianthoides, hexagonaria hexagona, thamnopora cervicornis ou encore Zaphrentis sp. Les noms en latin renvoient à une vie sous-marine, qu’il nous est difficile de visualiser aux environs de Poitiers. Pourtant, comme l’écrit le philosophe Emanuele Coccia : “l’environnement est façonné par les êtres qui y ont habité.”[3] Jérémy Gobé hybride les temporalités pour nous amener à penser au temps extrêmement long du vivant, bien avant les humain.es, et bien après aussi. Il précise que “le corail fait partie de l’histoire du sol, de la Terre des spectateur.trices de l’exposition, tout comme il fait partie de l’avenir de ses habitant.es. Ne l’oublions pas, les coraux sont les poumons de notre planète, ils absorbent le CO2 pour produire de l’oxygène, et ce à une échelle vitale pour la vie terrestre.” L’artiste fait appel à une mémoire ancestrale inscrite dans les tissus de nos chairs, inscrite aussi dans les fibres végétales, dans les strates de terres, dans les roches profondes. Il nous immerge dans une réalité antérieure à l’humanité. Sous nos pieds, était la mer. Sous nos pieds, des coraux sont fossilisés. La pensée de cette réalité insaisissable est troublante et abyssale.

Métamorphoses

L’œuvre nous permet de nous situer au sein d’une échelle temporelle qui nous dépasse. Elle conjugue les réalités pour déplacer nos imaginaires vers ce qui a été, ce qui n’existe plus, ce qui subsiste et ce qui va advenir. La disparition et la métamorphose sont une nouvelle fois incorporées dans le matériau. Jérémy Gobé travaille la dimension mouvante de la vie terrestre où rien n’est immuable. Une vie collective où chaque individu dépend des autres, puisque les histoires de nos existences humaines ou non humaines ne sont pas séparées. Nous nous affectons tou.tes dans le temps long du vivant. Emanuele Coccia écrit : “Être né.es signifie que nous sommes un morceau de ce monde : nous coïncidons formellement et matériellement avec Gaia, son corps, sa chair, son souffle. Cette coïncidence est quelque chose de plus étrange et complexe qu’une simple inclusion topographique de la Terre dans notre corps. Nous sommes certes un morceau de ce monde, mais un morceau duquel nous avons dû changer la forme. Nous sommes une poignée d’atomes et de corps qui étaient – tous – déjà là et auxquels nous avons voulu, pu , dû, imposer une nouvelle direction, un nouveau destin, une nouvelle forme de vie. Nous sommes une métamorphose de cette planète – chacun de nous l’est, et c’est seulement à travers la métamorphose que nous avons eu accès à nous-mêmes et au reste des corps.”[4]

C’est par l’expérience sensible que Jérémy Gobé attrape nos corps à l’intérieur du long récit du vivant. L’expérience artistique aspire à une reconnexion des terrestres, à un sursaut de conscience quant à l’affection mutuelle et la nécessaire interdépendance. À la prise de conscience aussi de la vulnérabilité des écosystèmes – proches et lointains – voués à de perpétuelles mutations. Ces transformations prennent des directions irrémédiables puisque, chaque jour, des terrestres disparaissent. Alors, la présence invisible des coraux fossilisés dans les sols génère une réflexion à propos du temps présent, de la disparition réelle et effective de nombreuses espèces de coraux aujourd’hui. Ces réalités, qu’elles soient visibles ou invisibles, impactent l’écosystème terrestre durablement. Parce que sa réflexion politique et sa démarche plastique agissent concrètement à l’intérieur du vivant, Jérémy Gobé nous engage à un réveil collectif et une action pour endiguer le dépeuplement d’individus précieux.

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[1] Jérémy Gobé est invité par l’association lyonnaise HS-Projets à participer à l’édition clermontoise 2018 du Festival International des Textiles Extraordinaires. Sur place, il choisit de s’inspirer d’un savoir-faire traditionnel de la région Auvergne Rhône-Alpes : le point d’esprit, motif traditionnel de dentelle au fuseau du Puy-en-Velay.

[2] Le Dévonien est un système géologique, classiquement divisé en trois périodes intermédiaires : l’inférieure (de -416 à -398 millions d’années), la moyenne (de -398 à -385 millions d’années) et la supérieure (de -385 à -359 millions d’années).

[3] COCCIA, Emanuele. Métamorphoses. Paris : Rivages, 2020, p.51.

[4] Ibid, p.53.