Jérémy Gobé, tisseur de liens
Par
Philippe Vouillon

Dans un monde marqué par l'urgence écologique, Jérémy Gobé dévoile des créations où l'art est à la fois vecteur de sensibilisation et inspirateur de solutions concrètes. 
Son projet actuel, Corail Artefact, a pour ambition de restaurer les récifs 
coralliens avec de la dentelle.

Sauver les récifs coralliens grâce à de la dentelle ... La technique peut sembler loufoque. Des protocoles scientifiques sont pourtant bien en cours. Et c'est à l'artiste français, Jérémy Gobé, la trentaine prometteuse, que l'on doit cette idée. Pour le rencontrer, je n'ai pas couru les vernissages dans la capitale. Il n'apprécie guère ces mondanités. Et puis il manque de temps, son agenda déborde et son portable est toujours vibrant. Je n'ai pas non plus rejoint son grand atelier d'Ivry-sur-Seine. Finalement, rendez-vous fut donné dans une zone industrielle près de Bourg-en-Bresse, dans une usine de l'entreprise Saint-Gobain Weber, spécialiste des mortiers pour la construction. En résidence, l'artiste y testait alors un enduit pour Anthropocène. Cette œuvre, dont le motif évoque l'aspect d'une espèce de corail - le corail-cerveau de Neptune-, devait être exposée quelques semaines plus tard à Lyon, à la Fondation Bullukian. Drôle d'endroit pour une rencontre l Surtout pour y parler d'art et de nature. Les histoires de Jérémy Gobé n'ont pas fini de nous surprendre ... 

Son intérêt pour le corail est né dans le bric-à-brac d'un centre Emmaüs, en Suisse, quelques années plus tôt. «Quand j'ai vu des squelettes de coraux,je me suis dit qu'ils étaient beaux, telles des œuvres d'art.» Il rencontre alors Isabelle Domart-Coulon, spécialiste de ces organismes marins au Muséum national d'histoire naturelle, pour en savoir plus sur leur biologie. «On aurait dit des sculptures, mais où tout est pensé pour la circulation de l'oxygène. Il n'y a pas d'envie esthétique dans la nature. C'est juste logique, comme la couleur des fleurs pour attirer les pollinisateurs. Etc'est que j'aime : puiser dans cet aspect objectif des choses pour ensuite y imprimer ma subjectivité.» De cette confrontation naît une série d'œuvres portant le nom de «Corail Restauration». Jérémy développe alors des coraux à l'aide de porcelaine ou de dessins, les colore, les inscrit dans un miroir ou un meuble de récupération. Ces créations forment des organismes hybrides, mi-animaux, mi-­objets. En 2013, au Palais de Tokyo, à Paris, un corail rouge prolongé de milliers de chevilles de chantier envahit l'espace de la galerie. Le destin porte ensuite cet artiste vers la dentelle, lui, le natif de Cambrai, passionné par les matières textiles ... L'instant décisif a lieu lors d'une visite chez un fabricant de dentelle en Haute-Loire, la Scop Fontanille. «En voyant le point d'esprit, technique inventée au Puy-en-Velay il y a 450 ans,j'ai immédiatement reconnu la structure d'un squelette de corail vue en dessin.Je savais que les chercheurs en biologie marine cherchaient un support de développement du corail avec trois critères: souplesse, rugosité et transparence. Je savais aussi que le coton était biodégradable dans l'eau. Il fallait essayer d'en faire un matériau pour la régénération des récifs.» 

Soutenu par des rencontres et des partenariats fructueux, emporté par son impatience, sa ténacité et sa force de travail, le projet avance vite. Il faut dire que Jérémy est persuadé que tout est possible. «J'ai ça en moi depuis mon enfance. Sitôt que j'ai une idée,je fais tout pour la mettre en œuvre.» Jérémy conçoit des échantillons de dentelle promis à panser des récifs coralliens abîmés, et, en mars 2018, des essais sont lancés à l'Aquarium tropical du palais de la Porte-Dorée et dans les laboratoires du Muséum national d'histoire naturelle à Paris par une équipe réunie autour d'Isabelle Domart-Coulon. 
Le deuxième acte a lieu plus d'un an plus tard, aux antipodes. C'est dans les Philippines, au large de Palawan, dans les eaux qui bordent la petite île de Pangatalan, que les expérimentations se poursuivent. Cet îlot, acheté par un couple de Français, est devenu une aire marine protégée et une fondation, Sulubaaï, y mène un vaste travail de restauration écologique. L'objectif du voyage? Tester la dentelle dans les conditions du réel, observer les interactions avec la faune et la flore locales, évaluer la capacité du matériau à recruter des larves coralliennes et à régénérer des colonies. Des échantillons sont pour cela immergés sur le récif et des coraux sont bouturés sur la dentelle. Le protocole prévoit aussi de travailler sur des récifs artificiels en béton. 
En parallèle, l'artiste a planché sur la conception d'un béton écologique. «Vous savez que la fabrication du ciment génère 5 % des émissions de gaz à effet de serre sur la planète?» Au printemps 2019, il l'a mis en œuvre, au sens littéral du terme, à la galerie du Dourven posée à l'embouchure de la baie de Lannion, en immergeant dans des aquariums cinq sculptures où des anémones sont venues se fixer.

En moins de deux ans, son travail sur le corail, qui porte le nom de «Corail Artefact», est devenu un projet global et une société - Corail Artefact SAS. «Ce projet, je l'ai rêvé comme une sculpture, dont chaque centimètre carré serait travaillé et cohérent.» Jérémy Gobé développe un programme d'éducation à l'environnement, s'intéresse au plastique biodégradable et aux polymères d'origine végétale, envisage de créer un studio pour partager son expertise sur les matériaux écologiques. «Je suis très étonné que le monde de l'art ne se soit pas plus emparé des questions écologiques. Quand je réalise une œuvre, je n'ai pas à m'interroger sur sa rentabilité. J'ai donc toute liberté pour tester des matériaux plus respectueux de l’environnement, prendre en compte la provenance des ressources. Cela demande juste du temps. Pourtant, peu d'artistes le font.» Lui a cette conscience écologique tissée au corps, un regard scientifique sur la nature et ses cycles biologiques, un intérêt pour les protocoles de recherche. «Cela peut surprendre certains, mais c'est pour moi la vision la plus classique de l'artiste, quelqu'un qui se balade dans divers domaines pour créer. Personne n'est étonné que Vinci ait peint La Joconde, fait des dissections et conçu des machines.»

Après un baccalauréat scientifique, il suit une année d'école d'architecture où une étudiante lui parle des Beaux-Arts. « Je n'en avais jamais entendu parler avant!» Il est d'une famille de militaires, parents gendarmes envoyés en mission à l'étranger et déménagements en France au fil des mutations. «Je dessinais tout le temps. Quand je suis arrivé aux Beaux-Arts à Nancy,j'étais comme Harry Patter à Poudlard ! » Il enchaîne brillamment avec l'École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, sort diplômé en 2011, collectionne les prix et les résidences. «Je voulais vraiment être artiste.» Jérémy Gobé se défend d'être un artiste «écolo» et militant, ne se reconnaît pas dans un art activiste qui serait uniquement support de messages et négligerait l'esthétique. Tout doit naître des œuvres et l'art reste le moteur de ses projets. 
« La nature est pour moi le plus grand artiste de l'univers. Et c'est une source d'inspiration puissante. Mais un paysage ne va pas me donner envie de travailler avec elle, de m'y confronter.» Une fois, la nature lui a soufflé des œuvres. C'était lors d'une résidence en 2016 dans la baie de Miami où des oiseaux, des iguanes et des feuilles de palmiers géantes lui faisaient peur. La série s'est intitulée« L'imagination de la nature m'effraie». La nature, il essaie d'abord de la comprendre. «Elle me fascine intellectuellement pour son accumulation d'efforts et ses cycles vertueux. Elle me fascine aussi d'un point de vue formel par son côté extrêmement organisé, ce rapport entre fonction et esthétique. C'est aussi pour cela que j'aime l'artisanat et l'industrie.» Jérémy Gobé s'est toujours intéressé aux gestes artisanaux, faisant même des liens entre l'effondrement de la biodiversité et la perte des savoir-faire dans notre société mondialisée. Il est allé à la rencontre des ouvriers dans des usines textiles de l'est de la France en passe de fermer, a travaillé le feutre ou le coton pour témoigner de leurs métiers difficiles. Il faut avoir vu son exposition «Monuments aux mains», récompensée par le prix Bullukian en 2011, composée de magnifiques sculptures textiles. La présidente du jury écrivait à son propos: «Le travail de Jérémy est [ ... ] le reflet exact de sa personnalité: sensible, intelligent, flamboyant, mais modeste, enraciné et profond.» 

Fanny Robin, directrice artistique de la Fondation Bullukian, le suit depuis ses débuts. «C'est un artiste très fédérateur et plein d'énergie qui met en confiance, comprend les gens, les embarque dans ses projets. Il porte des utopies, nous dit: "On va changer le monde!" C'est un art contemporain près du quotidien.» Jérémy est toujours en action, le cerveau en ébullition et en quête d'indépendance. Il va bientôt s'engager dans une thèse sur la question du biomimétisme. « Faire un bâtiment inspiré de la nature, c'est bien. Mais pour moi, le vrai biomimétisme consiste à s'en inspirer pour la préserver, pas seulement pour avoir des objets plus performants. Il s'agit de rendre ses droits à la nature.» 
Corail Artefact va continuer sa route.« Ma vision n'est pas de produire toute la dentelle en France pour l'envoyer par­tout dans le monde, mais d'en développer avec les ressources locales, de créer de l'emploi sur place lorsque la protection du récif passe par des réserves marines et l'interdiction de la pêche. Utiliser pourquoi pas de la fibre de bananier aux Philippines ... » Pourtant l'essence de ses créations n'est pas dans la technique. Elles sont comme des totems, des témoins de chaque rencontre. Elles naissent d'un ravissement de l'œil, d'une transformation de la matière, de la beauté et de la poésie. « Un art qui a de la vie ne reproduit pas le passé, il le continue», écrivait Auguste Rodin. Je n'ai pas trouvé meilleure définition du travail de Jérémy Gobé.