L'artiste est l'illustration parfaite d'une nouvelle approche de l'art contemporain qui investit le champ des savoir-faire auxquels il redonne une certaine poésie.
(...) Chez Jérémy, tout part d'une rencontre et d'une histoire qui l'amènent à créer une oeuvre témoin. Il glane des objets ici ou là - des meubles, des miroirs, des chaises, des coraux - qu'il métamorphose par l'ajout de vêtements, de porcelaine, de tissus, de chevilles de chantier, de tricot ... Les seuls mots d'ordre sont la découverte et le hasard. Il ne se définit donc pas par un médium, mais plutôt par cette envie de transmettre, de s'intéresser à des techniques et à des savoir-faire en voie de disparition. Alors étudiant aux beaux arts de Nancy, il découvre un jour des mètres de feutre produits par une usine en cessation d'activité. Jérémy est touché, curieux aussi de connaître par lui-même cette terrible détresse sociale associée à la fermeture d'usines habituelement relayée par les médias. Alors, il va à la rencontre des ouvriers qui sont surpris de l'interêt de ce jeune homme qui n'est ni journaliste, ni homme politique. Ces derniers lui montrent les machines, les gestes et lui offrent les chutes de feutres qui n'auront plus aucune destination. Et voilà que Jérémy les coud, reproduit les gestes, traite ces feutres comme des peaux, des reliques et qu'ils deviennent ce Monument aux mains comme il l'a baptisé. Il ne faudrait pas y percevoir une quelconque nostalgie, car "les choses ne peuvent se perpétuer sans changement". Il rend hommage. "Je prends un savoir-faire oublié pour le remettre en jeu avec de nouvelles questions." Il redonne vie à des artefacts abandonnés.
"Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? "
C'est ainsi qu'ils soigne l'âme de ces objets inanimés, qu'il répare et panse les plaies de ces meubles délaissés pour créer des "Harmonies poétiques", pour paraphraser Lamartine. Il les recouvre partiellement avec la même obsession brute qu'une Judith Scott qui, elle, enroule son fil de laine autour d'objets de son quotidien comme pour créer des cocons desquels pourraient renaître quelques espoirs. Jérémy, lui, ne cache pas. Il crée des structures hybrides inspirées de formes organiques, enroule des tissus qu'il plie et retient avec des aiguilles, le tout entre force et tension. Ce travail répétitif libère la pensée et laisse la main prendre le contrôle. L'oeuvre devient comme un arrêt sur image figeant un processus de prolifération qui serait infini, lent et inexorable. Les oxymores se bousculent pour parler de son travail : force fragile, délicatesse puissante, monumentale légèreté, fluidité massive ... Finalement, autant de tentatives pour décrire l'artiste lui-même, à la carrure de joueur de rugby adoucie par ce regard naif de l'enfant qui croit à l'impossible. Il recherche le dépassement - "C'est ça qui est jouissif, frôler les limites de l'acceptable" - et le défi du sportif qui produit un effort physique notoire. De la même manière, "il faut que l'on sente la sueur, l'effort, que l'on se pose la question du nombre d'heures passées ou du nombre d'épingles utilisées !", s'amuse-t- il pour l'anecdote, sans pour autant rechercher la prouesse technique. On reste fasciné face à un tel spectacke, à en avoir le tournis. Il lui arrive de friser la démesure, comme cela a été le cas pour l'installation Corail Restauration, exposée au Palais de Tokyo en 2012, où il prolonge les contours d'un corail rouge avec plus de 300 000 chevilles de chantier, ou encore avec La Liberté guidant la laine, présentée à Miami, envahissant une salle entière de tricot avec un motif Jacquard. Mais jérémy reste en alerte pour éviter l'écueil de la facilité et de la séduction, des automatismes et de l'autosatisfaction. "Plus le temps passe, plus j'aimerais que chaque oeuvre n'ait pas un centimètre carré qui ne soit pas pensé, qui ne soit pas un choix. Tendre vers quelque chose d'extrêmement réfléchi tout en préservant l'instinct". Réussir à faire cohabiter l'ambiguité et le paradoxe. "La beauté est importante, mais elle ne doit pas être une fin en soi. Je veux qu'ily ait un ravissement de l'oeuil pour que dans un deuxième temps le spectateur se pose la question de ce qu'il y a derrière." Les titres des oeuvres sont autant d'indices et de clés de lecture : Prison de force vive - Porte. Tissu des Vosges offert par les employés d'une usine textile fermée aujourd'hui et meubles cassés; Quatre Chairs, Mémé. Vêtements Emmaus et chaises trouvées dans la rue; L'adresse. Chutes de feutre offertes par les employés d'une usine fermée aujourd'hui. Jérémy Gobé, artiste engagé ? D'une certaine manière, oui : "Je pense qu'il faut une éthique et être guidé par l'idée. Ensuite, je ne ferai jamais une oeuvre avec un message direct car le plus important est de montrer la manière dont l'oeuvre est née, produite".Il faut lire entre les lignes et ne pas s'arrêter à l'illusion de la surface, à la sensation de la matière ... Jérémy redonne une valeur à " l'intelligence de la main".