Jérémy Gobé est un artiste d’une trentaine d’années qui est passé par l’Ecole Nationale d’Art et de Design de Nancy puis par l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Il est reconnu dans le milieu artistique depuis plusieurs années (il a notamment été finaliste du prix Icart et lauréat du prix Bullukian en 2011) mais il est également connu depuis peu d’un public plus large grâce à un projet artistique écologique qui a suscité de nombreux articles dans des journaux comme Le Monde ou Les Echos. Nous profitons de cet entretien pour l’interroger sur la manière dont il envisage les finalités de l’art, le rôle de l’artiste et la place du spectateur à notre époque.
Orianne Castel : Vous présentez jusqu’au 3 novembre à l’Abbaye de Saint-Florent-Le-Vieil à Mauges-sur-Loire une version de votre œuvre intitulée La liberté guidant la laine qui synthétise beaucoup d’éléments spécifiques à votre pratique. Pourriez-vous nous la décrire en quelques mots afin d’amorcer notre conversation ?
Jérémy Gobé : La pièce La liberté guidant la laine est une installation réalisée en tricot jacquard. Je me suis intéressé à cette matière lorsque je travaillais sur le corail. La ressemblance visuelle entre la forme de certains coraux et le motif jacquard m’a frappé et m’a donné envie d’apprendre le tricot. J’ai aussitôt acheté une machine à tricoter mais, en me renseignant sur l’histoire de la famille Jacquard, j’ai appris d’une part que la première grève ouvrière française avait eu lieu dans une usine de jacquard et d’autre part qu’il n’existait plus aucune usine de ce type en France car toutes avaient été délocalisées à l’étranger. J’ai également découvert que de nombreux mouvements sociaux ont actuellement lieu dans ces usines installées hors de France, montrant qu’en exportant notre savoir-faire nous avons aussi délocalisé nos luttes sociales. Ce phénomène m’a interpellé et m’a donné envie de donner une plus grande ampleur à mon projet initial. J’ai donc fait en sorte de relancer la production de tricot jacquard sur le site historique de Clamart afin de fabriquer une grande quantité de tissus pour mon installation que je souhaitais monumentale, à la hauteur des enjeux soulevés par cette histoire. Son titre La liberté guidant la laine fait écho à la forme de l’œuvre dans laquelle le tricot est tendu par des tasseaux de bois invisibles qui symbolisent les poings levés et les baïonnettes du célèbre tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple.
OC : Ainsi, cette œuvre, éminemment sociale, provient d’un gout pour un matériau, vous avez dit à plusieurs reprises être attaché à la dimension esthétique de cette pièce ; on pourrait vous répondre que l’appréciation de la beauté est relative. Partagez-vous cet avis ou pensez-vous qu’il existe une forme de beauté qui suscite l’adhésion de tous sans que soit nécessaire une certaine sensibilisation ?
JG : Je ne suis pas certain de maîtriser la définition exacte de ces notions mais je dirais que, si la beauté est effectivement relative à chacun, ce questionnement sur ce qu’est la beauté que j’inclus dans mon travail suscite une réflexion sur la beauté qui elle est universelle. En ce qui me concerne, la beauté d’une œuvre réside dans la philosophie du projet qui lui a donné naissance, dans le message dont elle est porteuse, mais il est important qu’elle soit également belle par son aspect. Je prends souvent l’exemple d’un gâteau qui serait présenté au milieu d’autres gâteaux ; certaines personnes vont le choisir parce qu’il est beau, d’autres vont le découper afin de voir les différentes strates qui le constituent et c’est à partir de cette exploration, de cette connaissance, qu’elles vont décider de le choisir. Et il faut être capable de toucher ces deux types de public. L’art, selon moi, est un incessant ping-pong entre l’aspect conceptuel et la dimension esthétique.
OC : Concernant la réception, vous mentionnez l’aspect tactile de votre œuvre. Le philosophe Jacques Rancière affirme que la dimension participative de l’art s’appuie sur une conception biaisée du spectateur présumé passif. Pensez-vous, à l’inverse, qu’il est nécessaire de l’inciter à interagir physiquement avec l’œuvre pour que le choc esthétique opère?
JG : En effet, j’ai à cœur de créer un maximum d’œuvres ouvertes à cette dimension. Toutes les œuvres ne peuvent évidemment pas être offertes au public. Il m’est arrivé de travailler avec un tissu blanc des Vosges dont la fragilité ne permettait pas une approche tactile par exemple mais j’essaie de faire en sorte qu’au moins la moitié de ma production le soit. Je souhaite tout simplement abolir la distance entre l’œuvre et les spectateurs car cette barrière physique participe de la mise à distance d’un certain public fondée cette fois sur des critères sociaux. Donner l’impression que l’œuvre est un trésor, c’est exclure une partie des gens que cette œuvre aurait pu intéresser. Il suffit de voir le nombre de personnes qui n’osent pas entrer dans les galeries en raison du prestige associé à ces lieux. Et puis, autoriser le toucher, c’est aussi militer pour la réhabilitation d’une certaine confiance. Je prends souvent l’exemple d’une fresque de Keith Haring située à Chicago. Elle n’est jamais surveillée et pourrait donc subir des dégradations mais en réalité ce sont les habitants de la ville qui la restaurent eux-mêmes. Cette histoire prouve bien que public est capable de reconnaître et d’apprécier le travail effectué. De même, il est sensible à la qualité des matières que l’artiste lui propose comme la laine qui a des propriétés bénéfiques pour le corps reconnues scientifiquement.
OC : Oui justement, vous revendiquez un certain travail. Cette exigence semble s’appuyer (comme celle de beauté et d’usage de matières familières) sur une volonté d’intéresser un public a priori éloigné de l’art contemporain. Que pensez-vous de la notion, très présente en théorie de l’art, de talent ?
JG : C’est une question complexe. Je dirais que le talent est un avantage du temps mais que, de toutes les façons, le talent n’est rien sans le travail. Le seul vrai talent à mon sens est de croire en soi. Je suis convaincu que toutes les techniques peuvent s’apprendre en s’entourant des bonnes personnes, et je dirais même que le talent réside peut-être dans cette capacité à bien s’entourer. Le talent en termes de maîtrise technique peut être un piège. Trop d’habileté dans un domaine risque d’enfermer l’artiste dans un savoir-faire et l’empêcher de se poser les bonnes questions. Pour moi, les matériaux et techniques employés doivent être déterminés par la philosophie du projet. Je me pose toujours la question « Est-ce que les choix que je fais sont conformes avec l’idée originelle du projet ? ». Il y a, bien sûr, des compromis à faire, des contraintes de temps ou de budget à respecter, mais elles ne doivent pas mener à des décisions qui seraient en contradiction avec le projet initial. Il est nécessaire de ne pas se laisser détourner de la philosophie de départ et c’est la raison pour laquelle, à mon avis, le talent consiste à s’entourer de gens qui partagent un même état d’esprit, des personnes dont la façon de penser fonctionne comme un miroir de notre propre création.
OC : Pour en venir à la philosophie, votre œuvre rend compte de la disparition d’un savoir-faire et dénonce la perte de sens dans les existences des personnes qui le détenaient. Beaucoup d’œuvres actuelles témoignent des mutations de notre époque. Ne craignez-vous pas que l’art d’aujourd’hui transmettre une vision idéalisée de ce qu’a pu être le passé ?
JG : En ce qui me concerne, je ne crois pas parce que précisément je ne suis pas dans une démarche de dénonciation. L’art activiste ne m’intéresse pas. D’une manière générale, je ne pense pas que ce soit le rôle de l’art de dénoncer. Pour moi, il s’agit d’être actif par la création. Dans le domaine artistique, nous avons le luxe de rêver, nous sommes beaucoup moins soumis aux contraintes que les industries ou des entreprises commerciales par exemple. Nous ne sommes pas assujettis aux règles d’efficacité ou de rentabilité. Nous pouvons donc nous permettre de proposer une nouvelle vision, indépendante des réalités qui pèsent sur tous les autres corps de métiers. Cette liberté que possède l’artiste doit être un ressort à l’action et non à la dénonciation. Par ailleurs, je ne crois pas que les choses étaient mieux avant et je ne souhaite en aucun cas mettre en lumière une époque particulière. En revanche, je tiens à faire le lien entre le passé et le présent. Je suis quelqu’un d’optimiste en ce qui concerne l’avenir mais je suis persuadé que, si nous souhaitons que demain soit mieux qu’hier, il faut apprendre du passé. Mon travail ne relève pas de l’idéalisation des époques antérieures ; je veux simplement montrer comment elles peuvent inspirer la société du futur.
OC : En parlant de futur, cette œuvre est également porteuse d’une préoccupation écologique qui se joue dans l’usage de matériaux de récupération issus d’entreprises françaises. De nombreux artistes de votre génération se posent la question de la provenance des matériaux qu’ils utilisent. Ne pensez-vous pas que ces considérations puissent conduire à une « nationalisation » de l’art ?
JG : C’est une question intéressante que j’ouvrirais à une question plus large encore : comment définir une identité ? Je suis jeune mais j’ai l’impression que, sur cette question, notre société s’arrête à la surface du sujet. À mon sens, le chauvinisme d’aujourd’hui correspond à un besoin profond des citoyens de retrouver une identité nationale. Or, il me semble que cette identité ne peut s’éprouver que dans l’altérité. On se construit par adhésion mais aussi par opposition face à la différence. Aujourd’hui, nous mettons en avant notre identité nationale mais nous n’allons pas à la rencontre d’autres cultures qui nous permettraient d’en faire l’expérience au-delà des symboles. Il me semble que nous avons perdu le lien entre le drapeau et les valeurs des Droits de l’Homme dont il est porteur. L’identité française est liée à l’ouverture, et c’est la raison pour laquelle il me semble important de réfléchir simultanément à manger local et à inventer des moyens de transport non polluants pour continuer à aller au contact des autres civilisations. Nous pouvons être fiers de notre pays tout en reconnaissant aux autres pays leurs propres richesses. Ce n’est pas incompatible et je regrette que le débat actuel soit biaisé.
OC : Vous prescrivez un art éthique. Pensez-vous que ce domaine ait les moyens des ambitions que vous lui prêtez ? Êtes-vous certain que cette discipline puisse réparer les injustices sociales ou les dommages faits à la planète ? Ne craignez-vous pas, en lui assignant cette tâche, de la réduire au rôle de palliatif, à une manière esthétique d’accompagner les fins ?
JG : Selon moi, l’art que nous appelons contemporain est l’art de notre époque et, en ce sens, il doit être le reflet de notre temps de la même manière que l’art des époques précédentes illustre les manières de vivre à ces périodes. Dès lors, il me semble impossible de faire fi des problèmes écologiques et sociaux alors même que nous vivons ce changement climatique et que nous avons vu surgir ce mouvement des gilets jaunes. À titre personnel, je trouve que passer à côté de ces enjeux serait une position intenable et c’est la raison pour laquelle j’utilise des matériaux vertueux. Je comprends que la totalité des artistes ne s’engage pas sur ce point parce que le statut d’artiste est généralement précaire et qu’ils sont souvent obligés de pallier au plus urgent c’est-à-dire de matérialiser leur élan créatif. Si le rôle de l’artiste dans la société était mieux défini, sans doute en serait-il autrement mais, dans mon cas, ça n’aurait aucun sens de produire des œuvres sans m’interroger sur la matière qui les constitue et sur la manière de les concevoir. Il ne s’agirait pas d’œuvres à part entière parce qu’il y aurait une rupture de sens entre le fond et la forme. Bien sûr, la notion de vérité en art n’a pas de raison d’être ; l’œuvre peut jouer du registre de la fiction mais le message doit être sincère et, pour être juste, l’œuvre entière doit être en cohérence avec ce message.