Un langage commun entre l'Art, l'Usine et le Laboratoire
Par
Julie Crenn

Les sculptures de Jérémy Gobé (né en 1986, vit et travaille à Paris) résultent d'une observation attentive de la nature. L'artiste transpose les organismes végétaux ou minéraux au creux d'œuvres contaminatrices. Depuis 2017, Jérémy Gobé travaille à la régénération des coraux. Il allie ainsi une conscience écologique et une pensée plastique en mouvement.


Devenir un artiste, une nécessité, un besoin de création ?


J'ai toujours aimé dessiner. Je me voyais enfant devenir dessinateur, en salopette bleue avec une poche devant pour les crayons. Je n'avais aucune idée précise de ce que cela voulait dire. Avec le temps, je n'ai rencontré personne qui pouvait m'aider à concrétiser ce rêve d'enfant. Par exemple, ma conseillère d'orientation au collège n'avait pas d'autre idée d'études liées à la création que peintre en bâtiment. J'aimais l'école et j'avais de bonnes notes et, même si j'adorais la philosophie,
la littérature ou la musique, on m'a toujours orienté en scientifique jusqu'au bac. Je cherchais le plus possible un métier sûr, stable, mais avec une part créative, un compromis avec ce rêve que je n'avais pas pu transposer dans la vraie vie. À l'école d'architecture, une étudiante assise à côté de moi dans l'amphithéâtre, me voyant dessiner, me demande un jour pourquoi je ne suis pas aux Beaux-Arts. C'est ce jour- là que j'ai enfin trouvé comment vivre mon rêve sans compromis. Il me restait à tout apprendre, l'histoire et l'actualité de l'art, les techniques... Pendant mes premières années, j'ai appris tout ce qui était pos- sible, épuisé chaque cours, chaque livre de
la bibliothèque et beaucoup reproduit mes nouveaux maîtres: Brancusi, Giacomet- ti et d'autres. J'ai toujours travaillé à côté de mes études, boulanger, cuisinier, dé- ménageur, serveur... Arrivé à mon premier diplôme, je devais trouver quelle pierre j'apporterais à l'édifice de la création. J'ai arrêté de produire, d'apprendre et j'ai dé- cidé de ne créer qu'à partir du moment où je ressentirais un élan irrépressible.

Tu entretiens depuis plusieurs années un rapport à la fois sculptural et politique avec les matériaux textiles. Comment a commencé ce travail ?


J'étais aux Beaux-Arts de Nancy et je travaillais à côté de mes études et j'entendais les clients parler de membres de leur famille, d'amis ou de connaissances qui avaient perdu leur travail à l'usine. Ça revenait presque chaque jour. J'ai entendu parler d'une usine qui fermait et j'ai décidé d'y aller. C'était dans les Vosges, on y fabriquait des tissus en coton. Les employés étaient tellement heureux de voir quelqu'un qui n'était ni politique ni jour- naliste, mais juste quelqu'un venu pour les rencontrer, qu'ils ont rempli ma voiture des derniers métrages de tissus de l'usine. Moi qui étais jeune et artiste, je saurais quoi en faire, m'ont-ils confié. J'ai compris qu'ils comptaient sur moi pour perpétuer leur savoir-faire, leur histoire et matérialiser ces années de travail. De ce tissu, j'ai fait des performances où je reproduisais leurs gestes avec une extrême intensité physique, l'effort et le travail étaient notre langage commun. Puis j'ai réalisé des sculptures, des témoins, des totems où je transformais ce tissu en matière sculpturale, dure, orga- nique, pour montrer la vie qu'il contenait encore. À partir de cet instant, j'ai compris que les rencontres allaient devenir un moteur pour la création d'oeuvres au moyen de techniques, de matières, et que ces his- toires d'hommes et de femmes au travail deviendraient une matière première.


Que signifie pour toi le tissu au sein de ta pratique ?


Le tissu symbolisera toujours pour moi ce premier élan de création personnelle, l'échappée de mes maîtres. Il matérialise ma vision de l'art, soit relier le passé, le présent et l'avenir. Le textile a remplacé le dessin, c'est une matière qui m'est familière et vers laquelle je peux me réfugier quand je dois recentrer ma création, comme un carnet intime de croquis le serait pour d'autres. Entre mode et sociologie, technique et modernité, production et lutte sociale, cette matière est aussi pour moi celle qui symbolise le plus les choix qu'opère notre société à chaque époque. C'est aussi une texture universelle, elle m'est par là idéale alors que je veux renouer les liens entre le public et l'art de son temps.


Comment les matériaux textiles participent-ils à renouer ces liens ?


J'ai longtemps cherché ma place, ve- nant d'un milieu populaire et voulant en- trer dans le monde de l'art. Je pense que le textile me permettait d'aborder la technique pour aller vers la création. J'ai long- temps pensé que c'est par la technique que je pouvais réunir ces deux mondes. Tout le monde porte des vêtements, habille ses fe- nêtres, dort dans des draps, chacun entre- voit la technique du tissage, peu importe qui il est et d'où il vient. C'est ancestral, c'est primitif et décoratif.
Aujourd'hui, je dirais simplement que je continue à travailler le textile dans certains de mes travaux, mais c'est plus par aisance. Certains artistes dessinent dans des car- nets, notent des phrases, le textile est pour moi un refuge quand je pense trop, quand j'ai besoin de laisser parler uniquement mes mains et de me reconnecter avec la création. Je pense maintenant que peu importe la ma- tière, c'est la sincérité qui permet ce lien, cette passerelle entre tous les publics.


Corail Artefact réunit l'art, la recherche scientifique et bien d'autres domaines, peux-tu nous parler des origines de cette superbe aventure ?

Que se soit avec des artisans, des ouvriers, mais aussi avec des objets ou des matières, les rencontres m'ont toujours inspiré. Un jour, j'ai trouvé des coraux à Emmaüs. Ils étaient sous une table, per- sonne ne savait ce qu'ils faisaient là. J'ai d'abord été fasciné par leurs formes, j'aurais rêvé de les imaginer. Je devinais aussi que ces formes avaient une fonction, pas de hasard dans la nature. Instinctivement, j'ai voulu les continuer comme s'ils étaient encore vivants. Pour chacun j'ai établi, par analogie formelle, un protocole avec une matière bien définie. Je voulais que chaque nouvelle sculpture témoigne d'un pan connaissance que j'avais pu acquérir précédemment sur le corail. J'en ai réalisé beaucoup et j'ai acquis une belle connaissance sur le sujet.

Vient ensuite la rencontre avec la dentelle aux fuseaux, en quoi est-ce une étape décisive ?


HS_Projets m'a invité à réaliser une œuvre, ils m'ont conseillé plusieurs pistes et m'ont entre autres parlé de la dentelle aux fuseaux du Puy-en-Velay. Quand j'y suis allé pour la première fois, je commençais à travailler sur un projet de thèse reliant l'art et la science autour de ces créations, ces artefacts de coraux.
Lorsque j'ai découvert la dentelle aux fuseaux pour la première fois, j'ai aussi découvert le point traditionnel de dentelle local : le "point d'esprit". Il m'a immédiatement frappé, il ressemblait trait pour trait à un des squelettes de co- rail que j'avais utilisé pour mes œuvres.
J'ai alors repensé à ce substrat que tout le monde cherchait, à ses critères, j'ai réalisé que je le tenais dans les mains. La dentelle en coton est biodégradable, donc, une fois son office fait, elle disparaîtrait et laisserait place entièrement à la nature. Avec mon équipe et nos partenaires, nous avons créé un protocole de recherche pour tester l'hypothèse qui consistait à déve- lopper un support viable pour le corail. Je réalise des œuvres qui inspirent le proto- cole de recherche, qui permettent de produire la dentelle à chaque évolution des recherches, et vice versa. Par exemple, si le motif de dentelle est trop grand, je fais réaliser un nouvel échantillon de dentelle qui est ensuite confié aux laboratoires. C'est une réelle collaboration, un cercle vertueux de compétence entre mon travail, l'usine et le laboratoire. Mais l'œuvre dont je suis le plus fier est le langage commun que je crée chaque jour entre nous pour re- lier nos mondes, qui évolue constamment, car le projet lui-même est en évolution permanente.


Quelles sont les différentes étapes de Corail Artefact?


L'aventure ne fait que débuter, notam- ment du point de vue de la recherche. Je ne peux pas entrer dans les détails, car nous réalisons un vrai projet de recherche et de développement qui demande à la fois du temps et de la discrétion avant d'annon- cer des résultats. Pour le moment, nous avons montré É que le corail peut se développer sur la dentelle, en 2020 nous allons poursuivre notre protocole de recherche, notamment avec des tests in situ. La dentelle est un support que j'estime prometteur, mais nous allons l'améliorer avec d'autres idées que je garde en réserve. J'aimerais créer une dentelle 2.0 avec des technologies embarquées inspirées du
vivant, l'idée serait d'imaginer un matériau du futur. D'ailleurs, la dentelle n'est qu'une partie du projet. De nombreux éléments mettent le corail en danger, je pense à la surpêche, à l'emploi de dynamite qui détruit des récifs entiers, ou au plastique qui crée une couche toxique sur les récifs en se dégradant, etc. Aujourd'hui, j'essaie de créer avec l'équipe du projet et nos partenaires une approche systémique pour concrétiser l'utopie de sauver le corail: béton écologique, objets en matériaux biosourcés, compostables, antiplastique, etc. Ma vision consiste à créer des réserves marines et à produire nos matériaux loca- lement afin de créer de l'emploi sur place et in fine de proposer un cercle vertueux.
Il y a également toute une partie consacrée à la médiation et à l'éduca- tion, avec des expositions mais aussi des programmes éducatifs sur le corail. Avec HS_Projets nous avons, par exemple, lancé le projet "Enfants ambassadeurs" à Clermont-Ferrand. Les enfants sont allés à l'aquarium de Lyon, ils ont bénéficié de l'accueil et de la médiation des équipes de l'aquarium, ils ont aussi été initiés au tricot afin de reproduire des coraux.


As-tu d'autres projets qui forment une alliance entre l'art, la science et l'écologie ?


Oui, et c'est ce qui me fait lever le ma- tin! Je souhaite créer des synergies entre les différents domaines de la société via la création. Je m'intéresse beaucoup en ce moment à la production d'énergie par la photosynthèse des plantes. Je suis en train de travailler sur des sculptures lu- mineuses qui mettent en application ce principe. Après, comme à mon habitu- de, je laisse aussi beaucoup venir les ren- contres, ainsi du travail que j'ai réalisé récemment dans le cadre de la Biennale de
Lyon à la Fondation Bullukian avec Weber Saint-Gobain; Weber m'avait contacté afin de créer une œuvre en collaboration avec l'ensemble des employés du site de Servas. De cette rencontre est née une ins- tallation monumentale et des sculptures créées avec un matériau écologique. Elles portent le message que nous pouvons aujourd'hui réaliser des projets ambitieux, porteurs tant d'esthétique que de sens.